ESTHÉTIQUE - L’expérience esthétique

ESTHÉTIQUE - L’expérience esthétique
ESTHÉTIQUE - L’expérience esthétique

La notion d’«expérience esthétique» recouvre des acceptions très distinctes. De nos jours, le sens «subjectiviste» qu’a légué le XIXe siècle paraît avoir prévalu, sans qu’il faille pour autant privilégier le point de vue du spectateur: nous trouvons normal, par exemple, qu’un compositeur nous parle de lui-même dans sa musique; nous écartons ainsi le sens «objectiviste» en honneur au XVIIIe siècle, lequel stipulait que les affects étaient pourvus d’assez de réalité pour être «imités», sans que le musicien qui les dépeignait engageât trop son «moi» dans cette affaire. Qu’est-ce qui a motivé ce passage de l’objet au sujet? Toujours en ce qui concerne la musique, l’idée que les sons peuvent véhiculer de façon tout à fait préférentielle les sentiments, parce qu’ils en sont les «signes naturels». Il suffit donc à celui qui souhaite atteindre, en tant que créateur, une certaine originalité d’exhiber (à l’aide des conventions en vigueur) «ses» sentiments, ou les sentiments qu’il feint d’éprouver «par lui-même», pour que sa musique soit reconnue comme «naturelle», et de ce fait, XIXe siècle oblige, immédiatement légitimée. Que les sentiments non seulement puissent, mais encore exigent légitimement d’être feints, cela sonne tout de même un peu faux! La meilleure façon de tirer son épingle du jeu pour un compositeur qui se respecte, ce sera de se décharger sur l’interprète : volens nolens , ce dernier, pour peu que la partition s’orne d’un con expressione , «s’»exécutera. Si bien que le critique (ou l’auditeur en général) se trompe s’il entre en état d’éréthisme chaque fois qu’il imagine pénétrer, grâce à l’œuvre, dans la vie privée du musicien; il n’a pas compris que le «moi» est ce que le compositeur se compose en premier pour lui-même (et plus exactement encore: pour n’être pas lui-même).

Sans aller jusqu’à rejeter l’esthétique en tant que telle, comme n’hésitait pas à le faire Heidegger, on peut être tenté d’en récuser le subjectivisme. Mais, si d’aventure on y parvient, que restera-t-il au juste de l’«expérience»? Une telle interrogation peut paraître académique; elle est en réalité cruciale, car c’est de la réponse qui lui est apportée que dépend le jugement ultime concernant le devenir de l’art actuel.

1. L’expérience comme expérimentation

Liée à un sujet, l’expérience fait d’abord problème parce que la subjectivité qui est censée l’éprouver risque d’être labile, de se dérober et de faire défaut. C’est ce que révèle déjà l’étymologie allemande: Erfährung contient le verbe fahren , «voyager». Ainsi que l’a formulé le musicologue Carl Dahlhaus, s’il est normal que l’interprète désireux d’émouvoir son public soit lui-même ému (ce qu’au XIXe siècle le pape des théoriciens formalistes, Hanslick, admettait volontiers), en revanche le compositeur qui vise à l’expressivité se voit contraint de se plier à deux sollicitations apparemment contradictoires. D’une part, une expérience qui veut aller jusqu’au bout d’elle-même et passer pour originale doit éviter de se répéter: il lui faut devenir synonyme de nouveauté et proscrire toute perpétuation du «déjà-là». D’autre part, ne serait-ce que pour se laisser identifier et homologuer en tant qu’expérience, elle a besoin de revendiquer une certaine stabilité et de paraître appartenir à un certain passé. Le musicien expressif cultive le cliché, il est l’homme des tics et des kits.

Nul n’a mieux expliqué le caractère inéluctable d’une telle aporie que le maître du pragmatisme américain, le philosophe John Dewey (1859-1952). «Pour donner une idée de ce que c’est que d’avoir une expérience, imaginons une pierre qui dévale une colline. [...] La pierre se décroche de quelque part et se meut, d’une manière aussi régulière que les conditions le permettent, vers un endroit et un état où elle sera au repos vers une fin. Imaginons, en outre, que cette pierre désire le résultat final, qu’elle s’intéresse aux choses qu’elle rencontre sur son chemin, aux conditions qui accélèrent et retardent son mouvement dans la mesure où elles affectent la fin envisagée, qu’elle agisse et réagisse à leur encontre selon la fonction d’obstacle ou d’aide qu’elle leur attribue, et qu’elle établisse un rapport entre tout ce qui a précédé et le repos final qui apparaît alors comme le point culminant d’un mouvement continu. La pierre aurait dans ce cas une expérience et cette expérience aurait une qualité esthétique.» Cette qualité suppose l’aplanissement du chemin: les «ennemis de l’esthétique», ajoute Dewey, se mettent en travers de la trajectoire; désordre, routine, conventions «écartèlent l’unité d’une expérience dans des directions opposées». Certes, «lutte et conflit peuvent procurer une jouissance bien qu’ils soient douloureux»: c’est qu’ils «font partie de l’expérience en ce qu’ils la font progresser». À la limite, toute expérience est souffrance. «Autrement on ne pourrait pas y faire entrer ce qui a précédé. Car “faire entrer” dans une expérience vitale, c’est plus que placer quelque chose à la surface de la conscience au-dessus de ce qui était connu auparavant. Cela implique une reconstruction qui peut être douloureuse.»

Semblable dolorisme a le mérite de faire saisir la dimension esthétique d’une expérience qui peut fort bien, au départ, ne concerner l’art en aucune façon. On s’explique le succès que rencontrent aujourd’hui des tentatives comme celle de Richard Shusterman (L’Art à l’état vif , 1992): visant à exploiter «le potentiel démocratique et progressiste du pragmatisme», et renvoyant dos à dos l’esthétique analytique du monde anglo-saxon et les esthétiques spéculatives européennes, une esthétique de la pratique peut se permettre d’analyser les arts populaires et la culture des mass media, c’est-à-dire les laissés-pour-compte de la réflexion; surtout, elle est en mesure d’aborder sur un mode transdisciplinaire (et non plus seulement interdisciplinaire ou multidisciplinaire) la problématique de ce que Mikel Dufrenne appelait l’«esthétisable», à savoir l’interface de l’art et de la vie.

Mais la pièce maîtresse de l’esthétique pragmatiste, le rejet du «désintéressement» (valeur commune aux esthétiques analytiques et spéculatives), suppose «positivement» la conversion des moyens en fins, sans toutefois que les fins cessent d’être des moyens... Et c’est sur ce point que le bât risque de blesser. Que l’épanouissement de la pratique constitue l’objectif à atteindre, on l’admet sans difficulté; Dewey reprend, là-dessus, l’argumentation nietzschéenne opposant à l’idéal kantien du désintéressement la «promesse de bonheur» de l’art selon Stendhal. Il reste que le piège kantien de la «finalité sans fin» se met aussitôt à fonctionner: comment, si l’on privilégie les moyens, éviter qu’ils ne se durcissent en se finalisant? On tombe dans l’esthétisme: l’action n’est plus une action, mais une exhibition. Comme le disait Guido Morpurgo-Tagliabue à propos de Dewey, «l’acte est devenu geste»: agir-en-jouissant, c’est se regarder agir. Un tel narcissisme pose le problème du statut de l’expérience esthétique comme telle: peut-elle se réduire à la contemplation ?

C’est avec la contemplation, en effet, que la subjectivité peut envisager d’échapper au dilemme que formulait Carl Dahlhaus à propos du temps, lorsqu’il observait que l’expérience esthétique se doit d’être à la fois (et à chaque fois) très ancienne et toute neuve; c’est par la contemplation que la douleur de l’«écartèlement» de l’expérience selon Dewey accédait à la «nécessité». Mais cette nécessité, qu’est-elle sinon une figure de l’éternité? À force d’affronter l’antinomie temporelle, le sujet se crispe sur lui-même et s’immobilise dans une posture définitive: c’est en se répétant que «l’acte est vierge, même répété» (René Char) que l’on fige le temps; un peu de patience, et «éternellement, la Joconde sourira» (Emmanuel Levinas).

Une parade existe; elle a été évoquée dans l’ouvrage qu’a publié en 1990 le successeur de McLuhan à Toronto, Derrick de Kerckhove, sous le titre évocateur de La Civilisation vidéo-chrétienne . Prenant résolument le contrepied de la thèse bien connue de Malraux sur l’art «anti-destin», de Kerckhove évoque l’expérience littéraire: «Les trois Parques, écrit-il, sont la première chaîne de montage, expertes dans la gestion de la durée: Clotho dévide, Lachesis mesure, et Atropos coupe le fil du destin. Trois figures du temps, trois figures aussi de l’écriture, le fil du récit, son articulation, et son interruption. On croit toujours que les Parques symbolisent la rigueur du destin, mais c’est le contraire, elles représentent plutôt le don d’un destin individuel attribué à chaque homme grâce, précisément, au contrôle sur le temps, à la gestion de la durée, de sa durée, fondée sur une fonction cardinale, peut-être LA fonction cardinale de la narration littéraire, l’attente. La durée du récit et de la narration est prise dans son ensemble; [...] à l’intérieur, les noyaux fonctionnels, les écarts ou retards ou détours de l’action, ne sont que des figures de l’attente.» Pour définir l’expérience esthétique, Derrick de Kerckhove substitue donc l’attente à la contemplation: c’est que, contrairement à la contemplation, l’attente ne suspend pas le temps; elle le vit plus intensément.

Et comment s’y prend-elle? En recourant à une praxis bien précise, celle de «la première chaîne de montage» qui s’amorce avec la division du travail temporel entre les Parques. Comment ne pas songer ici à ce penseur de la praxis qu’était Ernst Bloch, et à sa théorie du montage? Dans l’avant-propos (rédigé à Locarno en 1934) du recueil Héritage de ce temps , Bloch s’exprime en ces termes: le montage «arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles. Ce procédé n’est souvent que décoratif, mais c’est souvent déjà une expérimentation involontaire, ou, quand il est utilisé sciemment, comme chez Brecht, c’est un procédé d’interruption qui permet à des parties fort éloignées de se recouper. Ici, grande est la richesse d’une époque à l’agonie [...]. Cela va des rencontres à peine ébauchées du regard et de l’image jusqu’à Proust, Joyce, Brecht et au-delà. C’est une époque kaléidoscopique...».

Ainsi, pour Bloch, l’expérimentation peut constituer une source d’expérience esthétique authentique, dans la mesure où le montage rassemble «des parties fort éloignées» en les projetant vers l’avenir, ce qui permet d’assumer l’antinomie de Dahlhaus de façon active et non plus nostalgique ou contemplative. L’attente (au sens de Derrick de Kerckhove) fait être le temps. Celui qui conféra au montage ses lettres de noblesse, S. M. Eisenstein, le dit clairement dans un texte de 1938: «Deux morceaux de pellicule, n’importe lesquels, mis bout à bout, se combinent inévitablement, et de leur juxtaposition résulte une qualité nouvelle.» Si bien que le tout, loin d’être ou d’être seulement la somme de ses parties, diffère de celle-ci; et qu’à la limite il n’est pas «plus» que cette somme, tout en étant différent: «car additionner, dit encore Eisenstein, est ici un procédé dénué de sens, alors que totaliser a tout son sens». En 1958, soit vingt années plus tard, le compositeur américain John Cage ne s’y prend pas autrement pour composer l’une de ses œuvres électroniques marquantes, Fontana Mix ; la conception d’une musique «expérimentale», c’est-à-dire ouverte sur ce qui va se produire au point que le compositeur lui-même se trouve dans l’incapacité de le déterminer, fait, certes, scandale; force est cependant de constater qu’elle se borne à appliquer à la musique une procédure mise au point pour le cinéma dans les années trente, et qui revient à laisser le temps être ce qu’il est. L’expérience esthétique consiste dès lors dans le repérage ou le balayage (le scanning actif, mais inconscient, du psychanalyste Anton Ehrenzweig) s’appliquant au fait «pur» d’advenir; la temporalité mise en jeu correspond à l’aiôn deleuzien, et non pas au chronos .

2. L’expérience comme totalité interne

Chronos , le temps de la mesure, renvoie, selon la Logique du sens de Gilles Deleuze, à la succession incessante des instants. Une œuvre musicale peut être jouée ou écoutée comme un pur défilé de sonorités: quand le montage ne parvient pas à «prendre», ce qui advient demeure indifférent. Au temps «pulsé» de la simple chronologie, Deleuze oppose le temps «lisse» du devenir pur, l’Aiôn d’Héraclite. Bousculant les formes, Aiôn dynamise les événements en les forçant à épouser les trajectoires par lesquelles pourront communiquer l’avenir et le passé. Cette distinction trouve son homologue en peinture: l’espace «haptique», tactile et mouvant, propre à l’art gothique, au baroque des plis et replis, et dont Deleuze découvre l’épanouissement chez Francis Bacon, correspond à l’Aiôn ; il caractérise l’expérimentation réussie. En revanche, si les striures de l’espace «optique» exaltent la lumière, comme en Grèce, à Byzance ou dans l’art chrétien, elles privent l’esprit de l’immersion aveugle dans la chair en substituant le survol au contact. Une telle opposition corrobore celle que suggérait naguère Mikel Dufrenne au sein de l’œuvre d’art, entre «monde représenté» et «monde exprimé». Selon la Phénoménologie de l’expérience esthétique , en effet, l’œuvre qui se borne à représenter peut bien copier le réel, elle n’atteint pas vraiment un monde, parce qu’elle livre sur celui-ci des informations parcellaires qui ne débouchent que sur une «cosmologie négative» placée sous le signe de l’incertitude. Mais on ne saurait en rester à cette «représentation pure», qui n’ouvre que sur «ce qui toujours se dérobe et ne peut être totalisé». L’enjeu est important: «D’où vient que nous puissions parler d’un monde si nous sommes voués à ce désarroi infini, toujours renvoyés d’objet en objet? Il faut bien que nous tenions de quelque source l’idée d’une totalité possible, d’une unité de cet indéfini. Or, dans le monde objectif que la science cherche à maîtriser, on peut penser que l’idée de cette unité vient du principe même d’unification: ce qui assure l’unité du monde ce qui permet de penser un monde , c’est que toutes choses sont également soumises aux conditions de l’objectivité; ce qui détermine l’indéterminé, c’est au moins ceci qu’il est indéfiniment déterminable. Est-ce là vraiment la source de l’idée de monde? [...] Ce sont les œuvres manquées celles qui n’offrent qu’une représentation incohérente qui s’en remettent à l’entendement du soin d’ordonner les éléments qu’elles proposent. Les œuvres véritables, même si elles déconcertent l’entendement, portent en elles le principe de leur unité, d’une unité qui est à la fois l’unité perçue de l’apparence lorsque l’apparence est rigoureusement composée, et l’unité sentie d’un monde représenté par l’apparence, ou plutôt émané d’elle, de sorte que le représenté signifie lui-même cette totalité et se convertit en monde.»

On pourrait donc se demander si, même dans le domaine de la connaissance, ce n’est pas «le monde exprimé qui aimante le monde représenté»: l’expression se verrait alors reconnaître une fonction quasi démiurgique, débordant les frontières de l’expérience esthétique comme telle. En ce qui concerne l’art, le «principe d’unité» vient en tout cas de la capacité de l’œuvre à signifier non seulement «en représentant», mais «à travers» la représentation: «en manifestant une certaine qualité que le discours ne peut traduire, mais qui se communique en éveillant un sentiment. Cette qualité propre à l’œuvre ou aux différentes œuvres d’un même auteur, ou d’un même style, est une atmosphère de monde. Comment est-elle produite? Par l’ensemble dont elle émane: tous les éléments du monde représenté, selon le mode de leur représentation, conspirent à la produire».

Le monde de l’expression n’est donc unitaire que parce qu’il est unique, et c’est la puissance du singulier que de faire tache d’huile. Dufrenne désamorce ainsi l’objection que Guido Morpurgo-Tagliabue adressera à ceux des esthéticiens contemporains qui persistent à vouloir appliquer à l’art le plus «informel» (ou «a-formel») le critère de la totalité: «piéger l’environnement» à la façon des pièces silencieuses de John Cage, c’est-à-dire considérer les œuvres «indéterminées» comme des «chréodes», ou «systèmes ouverts» susceptibles de s’annexer les «bruits» ambiants (Waddington), ce n’est nullement rompre avec l’exigence d’autonomie léguée par la tradition du «Grand Art»; c’est plutôt l’interpréter de manière plus subtile. Dans la troisième partie de l’ouvrage magistral qu’il a consacré au Mode d’existence des objets techniques , Gilbert Simondon n’a-t-il pas élevé au rang d’expérience esthétique majeure la connivence d’un pylône avec la hauteur qu’il couronne, ou d’un aéroport avec le réseau de communications qu’il alimente? Pour Morpurgo, l’art d’aujourd’hui démentirait de la façon la plus radicale les assertions de ces esthéticiens distraits qui lui appliquent par mégarde une critériologie d’avant-hier, en le jugeant à l’aune de l’unité du divers. Mais Dufrenne lui a déjà répondu, en montrant par exemple à quel point Versailles préfigurait l’art des «sites» au sens de Smithson: «Versailles nous parle par la rigueur de son tracé, l’équilibre élégant de ses proportions, le faste discret des ornements, la couleur tendre de la pierre; cette voix pure et mesurée dit l’ordre et la clarté et ce qu’il y a de souverain dans la politesse lorsqu’elle compose même le visage des pierres, et comment l’homme se grandit et s’assure par la majesté qui résonne en lui, réprimant toute passion dissonante comme un accord parfait. Et les environs le parc, le ciel et jusqu’à la ville que le palais annexe et esthétise tiennent le même langage: le décor est comme une basse qui porte la voix claire des monuments.»

Que l’expérience esthétique telle que la conçoit Mikel Dufrenne soit contagieuse, c’est à l’indécision de ses contours qu’elle le doit. Elle résiste à toute saisie du dehors, à toute sommation stricte, et même à toute appréhension analytique. Elle relève donc de ce que Jean-Claude Piguet, dont la pensée a pris à plus d’un égard la relève de celle d’un Dufrenne, dénomme la «totalité interne». Il s’agit d’une notion indispensable pour aborder, entre autres, la philosophie de Spinoza, telle du moins qu’elle se présente à qui veut éviter de l’interpréter de façon réductrice. En effet, les exégètes enferment habituellement Spinoza dans un dilemme redoutable: ou bien le Dieu de l’Éthique , sans être lui-même un être, se situerait au-dessus de tous les êtres, et il en assurerait l’unité du dehors (solution «hénologique», néoplatonicienne et juive, faisant intervenir une théologie négative); ou bien Dieu est l’Être des êtres, c’est-à-dire l’unité de ces êtres, par lesquels il se trouve constitué du fait même qu’il les constitue (solution «ontologique» ou «métaphysique»). Dans le premier cas, l’unité des êtres est acquise par division; dans le second, les attributs constituent Dieu par composition. Or le XVIIe siècle s’efforce de rendre convertibles composition et division. Mais Jean-Claude Piguet fait observer que cela revient à ne reconnaître qu’une seule procédure, celle de l’extension: n’ayant eu d’autre choix que de composer ou de diviser, Spinoza rejoindrait l’orthodoxie cartésienne de l’«extensivité», selon laquelle il n’est de totalité qu’«externe», ou en extériorité.

Quand on fait ainsi rentrer Spinoza dans le rang, on oublie toutefois que des pans entiers de sa philosophie obéissent à une norme non pas d’extensivité, mais d’intensivité, et que cette dernière renvoie à une totalité interne qui ne se laisse réduire ni à la division, ni à la composition, ni par conséquent à leur convertibilité. Ainsi, les corps, qui comprennent des parties «extensives» et des parties «intensives», sont, en extensivité ou extériorité, des modes reliés entre eux selon la connaissance du deuxième genre, c’est-à-dire composés. Mais, en intensivité ou intériorité, ce sont des modes de la substance. Dans son livre sur Le Dieu de Spinoza , Piguet illustre cette différence en faisant remarquer que le chirurgien qui me coupe le bras opère «en extensivité» un bras parmi d’autres, tandis que «mon bras», avant d’être coupé, ne faisait qu’un avec ma substance, donc avec la totalité «intensive» de mon corps, et qu’une fois coupé il me procurera certainement l’illusion des amputés: ce n’aura jamais été «un» bras «entre autres». Quand je dis que le chirurgien m’opère, je parle au présent; quand j’évoque «mon bras», je l’envisage aussi bien au passé ou au futur. La distinction chronos/aiôn aide en effet à démêler ce dont il s’agit: de manière analogue, Spinoza considère la durée mesurable comme extensive; la durée intensive, saisie «de l’intérieur», est au contraire «vue sous l’angle de l’éternité». Que signifie ici l’éternité? La durée en tant qu’elle m’est assignée une fois pour toutes; ou, si l’on préfère, le destin, au sens de Derrick de Kerckhove: «ma» durée, dans sa singularité ou son «essence». Irréductible, donc, à toute mesure, et qui peut, à ce titre, être «exprimée» comme la totalité interne qu’elle est, sous un certain «angle»: sub specie aeternitatis .

On peut alors expliciter le rapport avec l’expérience esthétique. «Il en va ici, dit Jean-Claude Piguet, comme en musique: les diverses parties d’une symphonie peuvent toujours être détachées du tout par l’analyste, puis recollées les unes aux autres dans l’espoir de reconstituer la symphonie entière. En ce sens, elles ne sont que les bras et les jambes du “corps” de la musique, tels que le chirurgien (l’analyste) les sépare. Mais “sous l’espèce de l’éternité”, la plus petite partie d’une symphonie est, comme chez Leibniz, une “monade” qui exprime le tout: la totalité de la symphonie est déjà contenue dans l’exposition du premier thème ou alors, c’est que l’auditeur ne sait pas vraiment écouter (selon le “troisième genre” de la connaissance!). [...] Toute “essence”, c’est-à-dire toute vue en intériorité de ce qui s’offre également, par ailleurs, aux yeux de l’extériorité, “peut donc être conçue avec une certaine nécessité éternelle” (Spinoza, Éthique , V, 22, démonstration). [...] Or l’art véritable engendre l’éternité: il ne le peut qu’en créant des totalités internes.»

3. Le préréflexif

Si, par son inexactitude même, l’expérience esthétique, totalité interne déchaînée ou désenclavée, communique à ce qu’elle investit la plus resserrée des cohérences, c’est que le monde dans lequel elle s’insère et s’épanche lui est homogène et consubstantiel, et qu’elle s’y est insinuée et répandue comme une «atmosphère» (Dufrenne). Les dimensions de cet univers «à la fois fini et illimité», donc «einsteinien» bien qu’il s’ouvre «plutôt en intension (sic ) qu’en extension», «défient la mesure, non parce qu’il y a toujours plus à mesurer, mais parce qu’il n’y a pas encore à mesurer: ce monde n’est pas peuplé d’objets, il les précède, il est comme une aube où ils se révèlent, où se révéleront tous ceux qui sont sensibles à cette lumière, ou, si l’on préfère, tous ceux qui peuvent se déployer dans cette atmosphère».

Pour l’auteur de la Phénoménologie de l’expérience esthétique , le monde exprimé, monde de l’expression achevée, est simultanément celui du non finito , où s’esquisse ce qui sera sans pour autant être déjà. L’expérience a un but, comme l’avait reconnu Dewey, et donc un «objectif»; mais nul objet n’est encore là, même si l’«objet» est apparemment «présent», car l’«objectif» ne cesse pas (c’est son éternité...) d’être un horizon d’attente. Aussi peut-on l’appeler pré-objectif, dénomination approximative, mais qui ne le fige pas. Comme le souligne Dufrenne, «nous décelons un monde non peuplé, qui n’est encore que promesse de monde; l’espace et le temps que nous pouvons y trouver ne sont point structures d’un monde constitué, mais qualités d’un monde exprimé qui prélude à la connaissance. Nous faisons déjà cette expérience dans le monde réel: les premières déterminations de l’espace et du temps, le lointain et le proche, l’absent et le présent, le répétable et l’irrévocable, nous apparaissent dans l’impatience, le rêve, la nostalgie, l’étonnement, la répulsion; c’est ainsi que l’espace s’anime et se creuse, et que nous lui répondons, par le mouvement ou par le projet, ébauche de mouvement. Et c’est ainsi que l’objet esthétique possède une spatialité propre; devant la Victoire de Samothrace , nous sommes d’abord sensibles à une atmosphère de vent et d’allégresse, nous sommes “dans le plus vif que l’air”: l’espace est le lieu des envols, la dimension d’un monde aérien». Cela ne se peut que si une connaturalité fait se rejoindre, et empiéter l’un sur l’autre, avant toute réflexion, le touchant et le touché, le voyant et le vu: comme le disait Merleau-Ponty dans Signes , dès lors que «mes deux mains sont “comprésentes” ou “coexistent” parce qu’elles sont les mains d’un seul corps», il faut tenir qu’«autrui apparaît par extension de cette comprésence», et que «lui et moi sommes comme les organes d’une seule intercorporéité»; cela conduisait l’auteur de L’Œil et l’Esprit à prendre au sérieux les affirmations de certains peintres comme Max Ernst, Paul Klee, André Masson, et surtout Paul Cézanne, qui ont prétendu que «les choses les regardent».

«Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – à nos yeux que par ce qui nous regarde»: c’est par cette phrase que s’ouvre le livre que Georges Didi-Huberman a consacré au minimalisme, sous le même intitulé, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde . L’auteur y rétablit notamment le caractère subjectif, et intérieur, de l’expérience esthétique telle que l’éprouvent, et la font éprouver, des sculpteurs comme Tony Smith ou Robert Morris: la «certitude close, apparemment sans faille et confinant au cynisme», d’un peintre de la «vision tautologique» comme Frank Stella, pour qui «ce que vous voyez, c’est ce que vous voyez», se trouve vigoureusement dénoncée; ce qui n’implique nullement que l’on doive acquiescer aveuglément à l’attitude opposée, celle de la «vision croyante» qui «fait sienne, peu ou prou, la parole de l’évangéliste devant le tombeau vide du Christ: “Il vit, et il crut”». Les philosophes sont en général friands de médiations; Georges Didi-Huberman ne fait pas exception: le dilemme de la croyance et de la tautologie lui paraît ne pouvoir être dépassé que par un tertium comparationis susceptible d’armer une dialectique, et c’est dans l’aura de Walter Benjamin que cette dialectique s’amorcera.

Si séduisant que soit un tel recours, il ne semble pas cependant que la nécessité s’en fasse sentir. «Un cartésien, écrivait Merleau-Ponty, peut croire que le monde existant n’est pas visible, que la seule lumière est d’esprit, que toute vision se fait en Dieu. Un peintre ne peut consentir que notre ouverture au monde soit illusoire ou indirecte, que ce que nous voyons ne soit pas le monde même, que l’esprit n’ait affaire qu’à ses pensées ou à un autre esprit. [...] Il faut prendre à la lettre ce que nous enseigne la vision [...]. Le “quale visuel” me donne et me donne seul la présence de ce qui n’est pas moi, de ce qui est simplement et pleinement. Il le fait parce que, comme texture, il est la concrétion d’une universelle visibilité, d’un unique Espace qui sépare et qui réunit, qui soutient toute cohésion (et même celle du passé et de l’avenir, puisqu’elle ne serait pas s’ils n’étaient parties au même Espace). [...] Ceci veut dire finalement que le propre du visible est d’avoir une doublure d’invisible au sens strict, qu’il rend présent comme une certaine absence.» Cet invisible n’est pas autre chose que le visible, il en est «le relief et la profondeur». Ou le jaillissement. Et nous lui appartenons.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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